MARIE MAERTENS
( journalist, art critic, independent curator )
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Sébastien Bonin
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« Les couilles sur la table »… ce titre pourrait sembler provocateur, mais il s’agit d’une émission que Sébastien Bonin écoute en podcast à l’atelier et qui interroge les masculinités contemporaines ou les codes du patriarcat, révélant bien plus sur les intentions de l’artiste que ses motifs seuls ne pourraient laisser transparaître… Par une pratique picturale, qui épouse tout autant l’abstraction que la figuration depuis une dizaine d’années, il témoigne en effet du monde dans lequel il vit et fait de la société l’un de ses outils de travail.
Pour son premier solo-show à Paris, présenté chez Karl Marx Studio du 22 au 31 janvier, Sébastien Bonin dévoile une non-série débutée en 2018 et qui érige sa continuité dans sa manière d’aborder la peinture. Des grands formats de 2 x 1.40 mètres se déploient en relecture d’un tableau iconique de Frank Stella, d’un motif qui orna les casseroles belges des années 1980, d’un arc-en-ciel de feutres, d’une chanson de Booba ou d’une hégémonie de sigles revendicatifs. Sans oublier une forme d’autoportrait symbolisée par une paire de bottes – celles qu’il porte régulièrement et qui pourraient évoquer, dans leur versant nordique et surréaliste, Les Chaussures de Vincent van Gogh ou Le Modèle rouge de René Magritte, en cuir de peau – matinée d’une phrase relevée dans un livre et qu’il conserve dans ses nombreux petits carnets, implorant qu’« Il faut se jeter dans la beauté » ! Par ces sujets qui ne lui appartiennent pas, Sébastien Bonin octroie une grande autonomie à « la peinture qui trouve son propre langage et choisit la façon dont elle va être peinte ». Toujours dans l’expérimentation, il s’impose comme rituels de travailler l’aquarelle un jour, le fusain un suivant, avant de passer à l’huile un troisième. Un temps, il privilégie les petits formats, une autre il tend vers une gestualité beaucoup plus ample et affirmée… Le concept des toiles a été, au préalable, immortalisé dans des carnets ou puisé dans la vie quotidienne et même s’il récuse un certain Pop, ces derniers tableaux montrent qu’il connaît ses classiques, du Nouveau Réalisme à l’histoire de l’art américaine d’après-guerre. Pour autant, il les exécute avec un saut de côté et une distorsion qui rompt une analyse trop linéaire. Les Black paintings de Stella vont ainsi subir un « Pomme I » qui inverse ses couleurs et, au-delà de l’humour du geste, impose une distance pour regarder les œuvres autrement.
Car si l’on peut se laisser absorber par l’ampleur des toiles et le plaisir optique des motifs, sous-tendent des critiques sur une vision unilatérale du monde. Bruxellois, Sébastien Bonin ne se sent pas particulièrement proche d’une scène locale et dit davantage admirer la sculpture des plasticiens français. Il cite les noms de Jean-Luc Moulène, Jean-Pierre Raynaud ou Franck Scurti et l’on serait tenté d’ajouter Bertrand Lavier, dans cette définition de l’art qui décontextualise le quotidien et joue de cadavres-exquis en volume. Il convoque à la fois une approche factuelle et éloignée des choses, dans une élégance qui permet de mieux les analyser et les critiquer. Ici, il fera par exemple le lien sémantique entre Babar - sympathique éléphant vivant dans un monde merveilleux et échappé des griffes de chasseurs de l’ancien Congo belge - avec le rappeur Booba, ayant extrait de ses douces mélodies les couplets les plus violents ou les plus misogynes. Il se dit « souvent en désaccord », face à l’état du monde ou même à celui du marché de l’art. En témoigne cette toile recouverte d’un matériau qui n’est pas pérenne, mais demeure le préféré des enfants : le feutre, ou plus directement, ces sigles allant de la reproduction du motif Peace and Love à la croix gammée.
Ce corpus peut également faire le lien avec le all-over de ses compositions Navajos, réalisées en 2015 après avoir observé que les motifs sérialisés de ces natifs du continent qui ont été pillés, décimés et déracinés de leur terre, étaient très présents dans le cinéma ou les bandes-dessinées. Fort prisés encore comme objets de décoration, en tant que rideaux, couvertures, tapis ou autres tissus. Pour Sébastien Bonin, les concepts de reproduction et de récupération s’allient à cette liberté d’un non-sujet qui lui permet de ne pas s’enfermer dans un genre tel que la nature-morte, le portrait ou le paysage… C’est en parallèle un moyen de critiquer l’hégémonisme américain et sa culture qui a envahi l’Europe, et tout particulièrement la Belgique trouve-t-il, dans les champs de la musique et du cinéma. Les adolescents en sont bercés, de bon ou mal gré. Peut-être qu’à un certain âge, Rosetta, des Frères Dardenne, passait plus mal que les comédies standardisées… et Belgica, de Felix Van Groeningen, ne sortit qu’en 2016. J’en profite pour rendre hommage à cet ovni du cinéma belge, à la fraîcheur de sa narration et à son appétit de débordement des plaisirs. Sébastien Bonin avoue qu’il conçoit son travail avec gourmandise. De celle qui accumule, de celle qui envoie son regardeur vers de multiples pistes, traçant un récit sans fils conducteur trop visible, de celle qui ne s’encombre pas de pédagogie inutile. A chacun de voir ce qu’il peut lire entre les lignes… quand demeure toujours l’appétence visuelle du tableau.
Marie Maertens
Janvier 2021
Sébastien Bonin, Bande-annonce, Karl Marx Studio, 23 rue de Lille, 75007 Paris, du 22 au 31 janvier.