MARIE MAERTENS
( journalist, art critic, independent curator )
_______________________________________________________________
Sammy Engramer
_______________________________________________________________
« Dans mon travail, je mêle toujours le comique et le conceptuel »
Marie Maertens : Ta précédente exposition, chez Claudine Papillon, avait eu lieu en septembre 2008. Elle rendait un hommage appuyé à René Magritte, par les œuvres et son titre « Ne Pipe ». Qu’en est-il de ce nouvel opus ?
Sammy Engramer : J’ai toujours eu tendance à faire des expositions thématiques. « Objet(s) du XXe siècle (les antiquités du futur) » est assez clair dans son intention, tout en affichant une petite pointe d’humour entre parenthèses… Dans ce cadre, c’est comme une section « histoire de l’art ». Je m’impose en général une sorte de thématique d’où découle une réflexion écrite. On peut en retrouver un ensemble dans Log, mon dernier catalogue, divisé en une dizaine de sections, parmi lesquelles sont présents l’art, l’habitat, la musique, l’architecture ou le design, etc. Log a été conçu à la manière d’un magazine qui serait illustré par mes pièces. Cette démarche se révèle aussi problématique car elle est équivoque, dans le sens où l’on peut se demander : les œuvres sont-elles juste les illustrations des thématiques ou ont-elles quelque chose à dire de façon autonome ?
Oui, mais ne penses-tu pas durant des mois, voire des années, à ces œuvres qui t’imposent implicitement une thématique ?
Absolument et cela renforce l’équivoque. Je travaille chaque pièce pour elle-même et au bout d’un moment, je m’aperçois qu’un ensemble se regroupe en thème. J’écris également et je réfléchis depuis longtemps à l’ambiguïté qui existe entre le texte critique et la photographie en tant que document. Qui illustre quoi ? Cette équivoque permet à la fois de nourrir le travail, mais aussi de brouiller les pistes. C’est important au sens où il n’existe pas de décision définitive par rapport à une position artistique. Cette construction se fait aussi dans une perspective politique, afin que je ne sois pas rangé dans une case en relation à une thèse universitaire ou à une idéologie artistique, ou encore à un phénomène de mode.
Tes œuvres plastiques jouent d’ailleurs beaucoup avec les mots…
Oui, par exemple avec Conscience [2011], qui résume l’usage de la lettre et du mot en art, un aspect conceptuel des années 60, auquel j’ajoute un jeu idiot consistant à mêler la nature, « le con » et, d’un autre côté, la « science », plus rationnelle et culturelle. Les deux produisent ainsi le mot « conscience ». Ce côté burlesque nous renvoie aussi à notre condition humaine, qui suppose un arrière-plan plus philosophique, lui-même pollué par l’inconscient. L’inconscient est pour moi une grande question. Comment nous influence-t-il ? Quel rôle a-t-il entre les autres, le monde et nos pensées intérieures ?
Il y a aussi une dimension humoristique, déjà donnée par des titre comme : Un building pour trois noix de cocos [2011].
Dans mon travail, je mêle toujours le comique et le conceptuel. L’humour désamorce le sérieux de l’art, c’est une façon de prendre de la distance avec moi-même comme avec les œuvres. Bien entendu, avec ce titre, l’approche comique est évidente. Cette sculpture est une espèce d’habitat pour des denrées alimentaires qui fait suite à Une résidence d’été pour une saucisse, Un pavillon individuel pour un kilo de nouilles ou Un syndicat d’initiative pour une patate. La forme rappelle la structure d’une architecture tout en se rapportant au modernisme de De Stijl ou de Mondrian. L’aspect très sérieux et rationnel se déglingue tout à coup ! Je joue de l’opposition entre les formes et les matériaux. Les jeux dialectiques sont là, entre la rigidité des matériaux, la froideur et le côté métallique brut d’une part, et, de l’autre, le fruit vivant, un peu poilu, rond, d’une couleur marronnasse et naturelle…
Dans cette exposition, tu rends aussi des hommages à René Magritte, Michelangelo Pistoletto ou André Cadere…
J’ai tenté de déconstruire Ceci n’est pas une pipe. Bubble Pipe [2011], ma version, comprend la vraie pipe, son image, de la lumière, plus le reflet du spectateur dans le miroir ! C’est la quatrième œuvre que je fabrique autour de La Trahison des images, ce tableau de 1929 signé Magritte, qui représente une pipe sous-titrée de l’inscription désignant ce que l’on voit, c’est-à-dire une image. Cette œuvre est un socle à la fois conceptuel et surréaliste. Dans mon travail, Magritte est bien entendu lié aux réflexions de Marcel Broodthaers. Par ailleurs, ce dernier disait que l’art était une suite de prises de conscience. J’ai aussi réalisé un Cadere à moindre coût, avec un néon qui lui impose d’être à mobilité réduite [Néo-Cadere, 2011]. Car si l’on veut que cette pièce existe, le néon doit être branché. Elle est donc restreinte. Ce handicap révèle les propres entraves des bâtons d’André Cadere qui, actuellement, ne sont plus utilisés comme des « bâtons de pèlerin », mais comme des œuvres muséales immobiles et très surveillées…
Comment te viennent ces idées : en lisant sérieusement ou en prenant ta douche… ?
Je les nourris au fil du temps, aussi en étant en contact avec des artistes. Je résidais notamment chez Saâdane Afif, à Berlin, lorsqu’il réalisa ses bâtons de Cadere en noir et blanc. Petit à petit, je me suis davantage intéressé à l’œuvre et aux systèmes de composition de cet artiste, puis j’ai découvert, dans une exposition, une lettre d’une grande violence sur les galeries et la façon dont Cadere considérait l’art de son époque. Cadere nourrissait une réflexion très revendicative, quasi révolutionnaire, sur le devenir des objets d’art. Il voulait changer la manière de voir et de percevoir l’art, alors que ses bâtons valent aujourd’hui des milliers d’euros et sont finalement devenus à mobilité réduite. Plus personne n’ira prendre un bâton pour se balader avec dans la rue… Une ironie de l’histoire. Pour paraphraser Hegel, c’est bien la société civile qui décide du devenir d’une œuvre et non l’artiste. Ce constat me rend plus vigilant sur la façon dont je conçois et produis mes œuvres, bien que je ne fonde pas non plus de grand espoir en ma capacité à déjouer les tours de magie…
On trouve aussi plusieurs fois, dans l’exposition, la figure tutélaire de Marcel Duchamp…
À commencer par l’urinoir, dont j’ai fait une version anthropomorphique noire. Elle se réfère aussi à la réflexion de l’artiste Gaspard Delanoë qui, ayant cherché à comprendre l’origine et le secret de l’urinoir, avait trouvé que sa forme était simplement la tête du roi blanc. On sait que Marcel Duchamp était un grand joueur d’échecs. Le texte de Delanoë ne semble pas avoir eu grande publicité car il n’est pas universitaire, c’est une réflexion d’artiste élaborée avec des intuitions, comme je le fais d’ailleurs pour mes propres textes. Ce genre d’écrit n’est pas pris très au sérieux, sauf entre artistes… J’y ai répondu par un urinoir noir, qui serait le roi noir ou le Dark Vador des urinoirs.
Un autre objet que tu remixes dans ton travail est le white cube…
Même si, à la base, il n’est pas un objet, j’ai essayé de le réduire à un objet d’étude et de faire en sorte qu’on ne le considère plus uniquement comme un espace. Il faut revenir aux années 30, au moment où la peinture s’est mise à dépasser son cadre [comme le Merzbau] et à investir le white cube [qui était alors plutôt « musée clinique », se distinguant du « musée palais »]. Durant les années 60, l’espace est devenu une œuvre d’art à part entière, disons le lieu d’un questionnement en soi. De ce point de vue, le white cube s’est mué en objet. J’ai ainsi travaillé sur plusieurs versions. Par exemple, je suis parti d’un plan de cube qui, déplié, se réfère à une croix [Holy White Cube, 2011]. Je développe aussi cette idée avec White Christ Church Cube, pour laquelle j’ai repris un plan d’église dont l’intérieur et la disposition sont en rapport avec la liturgie protestante, mais dont la forme architecturale reprend la construction en croix des catholiques. Chez les protestants, les plans centrés, ovoïdes ou carrés font référence au temple de Jérusalem. Cette pièce se rapporte à un document de recherche sur l’origine du white cube, réalisé avec de jeunes historiens [Amélie Bernazzani et Frédéric Herbin]. Nous avons cherché la genèse possible du white cube qui, au final, serait directement issu de l’espace liturgique des protestants. Cette recherche soulève quelques questions sur ce qui pourrait conditionner l’art d’aujourd’hui.
La question du ready-made revient régulièrement…
Je présente par exemple Oglä [2010] comme un ready-made désactivé. On devrait pouvoir s’asseoir sur cette chaise puisque ce n’est plus un ready-made, mais, malheureusement, elle se trouve dans un espace d’exposition donc on ne peut pas. On se retrouve face à une impossibilité. C’est l’histoire du ready-made qui est évoquée, entre son usage et son non-usage, dès l’instant où il entre dans un white cube justement. Cette chaise est la réplique d’une chaise de Thonet, réalisée par Ikéa en 1961. Arrêtée il y a un certain temps, elle est aujourd’hui une icône de la production Ikéa. Tout objet fonctionnel peut devenir œuvre d’art ou de design et se retrouver au musée au bout de trente ou quarante ans. Par ricochet, chacun peut se constituer un musée avec ces objets de design. C’est aussi l’idée de Kunsthalle (Zürich) [2011] pour laquelle j’ai repris le plan du célèbre centre d’art, que j’ai transformé à l’échelle d’une étagère. On peut y mettre des livres monographiques et ainsi réaliser ses propres expositions, internationales bien entendu ! Là encore, c’est une interrogation sur le devenir de l’objet white cube.
Avec Carré de brune [2003], on finit sur Kasimir Malevitch, un autre de tes référents ?
Oui, encore un petit gag avec Malevitch. Ici, les cheveux remplacent le carré, qui existe aussi en blond ! Plus sérieusement, Malevitch, qui était un peu mystique, raconte dans sa biographie que le carré noir signifiait, pour lui, la renaissance de la peinture, mais aussi l’idée d’un enfant nouveau. Chez moi, l’enfant a grandi. C’est une fille et elle est brune. Je réinterprète littéralement et de façon un peu idiote ces références de l’histoire de l’art, mais d’une manière qui permet de donner d’autres points de vue et de réfléchir sous d’autres angles. Mes sources sont très larges. D’une manière générale, elles vont de Groucho Marx à Michel Foucault, en passant par Dick Hebdige…
Entretien réalisé le 10 décembre 2011
« Objet(s) du XXe siècle (les antiquités du futur) », du 12 novembre au 22 décembre 2011, galerie Claudine Papillon, Paris.
« Dans les profondeurs d’une forêt. De préférence auprès d’un torrent », du 28 janvier au 21 mai 2012, centre d’art de Colomiers (Haute-Garonne).
« Dérange ta chambre ! ou le désordre domestique dans l'art contemporain », du 7 au 17 février 2012, Goussainvillle.
« European Think Tank », du 13 janvier au 17 mars 2012, Rocher de Palmer, Bordeaux.