MARIE MAERTENS
( journalist, art critic, independent curator )
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Pauline Curnier Jardin
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« Je réfléchis beaucoup par abstraction et ne crains pas d’avoir, comme objectif, une phrase poétique. »

Marie Maertens : En 2011, vous avez réalisé Grotta profunda les humeurs du gouffre, véritable ovni cinématographique, qui parle de l’origine de l’homme, tout en interrogeant le sens de l’œuvre d’art à travers des personnages burlesques. Ces derniers incarnent des idées et fantasmes, sous l’œil faussement naïf de Bernadette Soubirous… Comment naît un tel projet ?

Pauline Curnier Jardin : Il est le fruit de nombreux films réalisés auparavant, notamment sur Jeanne d’Arc. J’ai toujours eu cet œil « socio-ironique », mais la nouveauté est l’approche scientifique même si je suis férue d’ethnologie et d’anthropologie depuis longtemps. Au départ, je voulais faire un film local, car il était produit par le Printemps de Septembre, à Toulouse. Pour le film Cœur de silex, réalisé à Noisy-le-Sec où j’étais en résidence, je me suis également inspirée de l’histoire de la ville. Je travaille toujours avec ce qui m’arrive et m’entoure, créant des va-et-vient entre les grands sujets et ma petite histoire, sans parler de moi vraiment. Dans les Pyrénées, j’ai commencé à réfléchir à la ville de Lourdes. La figure de Bernadette Soubirous, paysanne analphabète, misérable et dite semi-niaise, qui un jour bouleverse le monde, s’est imposée. Car c’est l’essence même du merveilleux, la provocation du chaos. Bernadette Soubirous rentra vite dans les ordres. Elle sera religieuse à Nevers et quittera les Pyrénées à jamais, mais toute une imagerie se créa autour d’elle, transformant le tourisme et l’économie de la région, modifiant le paysage et la légende locale. Quand on va à Lourdes, on voit que le monde entier s’y retrouve pour croire au miracle. C’est très touchant, même si je ne suis pas croyante.

En même temps, le film est très drôle…

Oui, car je considère que l’aventure et le rire sont la seule survie possible, donc je crée des formes à l’image de ce que je pense être une échappée face aux obstacles, aux difficultés ou aux malheurs, tout en conservant quelque chose d’un peu acide.

Comment s’est fait le lien entre l’origine du monde et de l’œuvre d’art ?

Bernadette Soubirous nous conduit à mon vrai sujet, qui était la grotte. Je m’étais même donné comme exercice de style de décliner « l’adjectif » grotte. Non pas grotesque, mais « grotte », souhaitant que le film « soit grotte ». Je réfléchis beaucoup par abstraction et ne crains pas d’avoir comme objectif une phrase poétique. Moins c’est clair, plus je me sens libre. J’ai ensuite recherché les métaphores liées à « l’objet » grotte et suis arrivée évidement à l’origine de l’humanité et de l’art, dans ce lieu qui ressemble tant à une forme organique.

Vos films témoignent souvent d’une attention portée aux femmes qui ont marqué l’histoire, plus qu’aux personnages masculins…

Ma première vidéo était en effet un film de recherche sur Jeanne d’Arc, qui s’appelait Ah Jeanne, et traitait de préoccupations féministes. Les femmes sont mes actrices, moteurs et alliées. Elles sont mon histoire sociale et politique. Il est normal que j’y porte une attention particulière et qu’elles soient l’un de mes sujets principaux. Si, au début, j’avais besoin d’être très proche des sujets que j’abordais, maintenant je me sens assez forte pour me risquer à parler de ce que je connais moins, voire ne maîtrise pas du tout, des thèmes gigantesques comme l’origine de l’humanité…

Vous accordez beaucoup d’attention aux costumes ou aux décors. Les dessinez-vous auparavant, ou bien sont-ils pensés au fur et à mesure du projet ?

Que ce soit pour mes films, mes installations ou mes dessins, chaque personnage correspond à une idée que je veux transmettre, à une figure allégorique dans la narration. Un peu à la manière des cartes de tarot. Par exemple, dans Grotta profunda, la sirène-singe devait matérialiser la question « descendons-nous du singe ou du poisson ? », donc être mi-poisson, mi-singe. Quant à Bernadette Soubirous, je voulais que son costume soit un œil géant, car c’est une visionnaire. Il fallait qu’elle ouvre les yeux et se pose la question de ce grand thème. Pour ce projet, j’ai travaillé avec Rachel Garcia, une danseuse aujourd’hui plasticienne. Elle a d’ailleurs réalisé le silex géant autour duquel s’articule l’exposition « Cœur de silex », à Noisy-le-Sec.

Une voix off, qui est d’ailleurs la vôtre, ponctue souvent vos récits…

Pour certains projets, je fais ce que j’appelle un « tour de narratologie ». C’est-à-dire que je raconte l’histoire du film que je vais réaliser et fabrique ainsi une maquette récitée, à l’aide d’images récoltées sur Internet ou dans mes albums de photos personnels. J’explique comment, avec ces fragments, je vais construire un film. Lov & Tvo, par exemple, est le récit d’une femme qui travaille dans une centrale nucléaire, en Finlande, et à qui il arrive plein d’histoires assez pathétiques et surréalistes. Comme j’étais en résidence là-bas, entourée d’ingénieurs expatriés œuvrant à la construction d’une énième centrale nucléaire française, j’ai imaginé cette employée qui tomberait amoureuse du réacteur qu’elle est censée surveiller…

Y a-t-il aussi implicitement une critique de la société ?

Bien entendu, mais ce qui me plaisait était surtout qu’elle tombe amoureuse du réacteur, plutôt que de faire son travail. Je préfère toujours parler des petites gens, et puis, c’était percutant d’évoquer une centrale nucléaire dans le contexte d’une ville où toute l’activité tourne autour de cela. J’ai remontré cette pièce à Berlin l’année dernière et vais la refaire à Mains d’Œuvres, à Saint-Ouen, car elle est toujours d’actualité.

Quelles sont vos influences en art plastique ? Vos films témoignent d’une note burlesque, voire surréaliste. On pense aussi à Matthew Barney, évidemment.

On me l’a déjà dit mais, s’il m’a évidemment intéressé, c’est un artiste que je n’aime pas spécialement car je trouve son œuvre froide, étroite, ne laissant aucune place à l’improvisation. Sinon, parmi les artistes contemporains, à la volée je citerais Fischli & Weiss, ce qui peut se sentir dans mon travail, notamment dans l’humour ou le traitement du son, et Jeremy Deller, même s’il peut paraître plus éloigné. Chez « les morts », Claude Cahun ou Maya Deren sont des artistes qui ont motivé mon travail. C’est aussi à leur époque que l’on voit des femmes apparaître dans l’art, comme Meret Oppenheim. Dans le cinéma expérimental, que je regarde plus que l’art contemporain, je pense en premier lieu à Jean Rouch, puis à Jack Smith, Kenneth Anger et Ulrike Ottinger évidemment. Je nourris également des rêves d’art total, un peu à la manière de Thaddeus Kantor.

Dans l’ensemble, c’est une esthétique très généreuse, des formes débordantes, des disciplines qui se mêlent… une sorte de néobaroque contemporain, non ?

Oui, c’est généreux… mais il y a toujours eu des formes généreuses dans l’art ; elles sont plus ou moins à la mode c’est tout. Les artistes avec lesquels je collabore (je pense à Rachel Garcia, Marguerite Vappereau, Maja Nilsen, Laura Gozlan ou Catriona Shaw) ont en général un goût prononcé pour les formes généreuses, la série B, le punk, l’art brut… des aspects dérangeants, drôles, moches, burlesques, bêtes, trash. Nous développons des formes plastiques comme le fou se raccroche aux légendes, au conscient et à l’inconscient… Ces imaginaires sont très inspirants. Pour moi, le rôle de l’artiste a toujours été d’inventer des formes délirantes.

Car c’est plus spectaculaire ?

Ce n’est pas spectaculaire, c’est populaire. Je pense que je mets en avant aussi quelque chose de politique. Les œuvres plus délirantes peuvent toucher à peu près tout le monde, le fantasme parle à tous… et il est souvent spectaculaire. Enfant et adolescente j’ai été comédienne avant de faire de l’art plastique, j’aime la scène. Je fais également partie des Vraoums et je fréquente beaucoup de danseurs et de performeurs. Je suis une plasticienne sensible au langage du corps, aux jeux de la scène, à son histoire, à la vie et l’esprit qui va avec.

Que sont Les Vraoums ?

Un show de variété… un récital de quatre femmes que l’on définit à la fois comme cabaret dada, queer-dada, ou plutôt drag-dada… Nous jouons sur scène des sosies de personnages connus, eux-mêmes déjà ambigus sur leur sexualité apparente. Nous avons ainsi David Bowie, Frida Kahlo et Spock. Nous avions auparavant Claude Cahun, mais comme personne ne le reconnaissait, nous l’avons transformé en une chose verte qui s’appelle Claude Verte. Sur scène, nous représentons le cosmos (Spock), le sexe (David Bowie), l’art (Frida Kahlo) et la nature (Claude Verte)… Nous entonnons des chansons à texte, en jouant sur des claviers minables et des jouets d’enfants. On se trémousse, on rentre en transe deux minutes, on se roule par terre, on bave parfois ! Après de nombreuses représentations à Paris, nous allons jouer ailleurs, notamment à Orléans et à Limoges ces prochains mois.

 

 

Entretien réalisé le 26 mars 2012

Pauline Curnier Jardin est née en 1980. Elle vit et travaille à Berlin.

«  Cœur de silex », du 25 février au 21 avril 2012, La Galerie, Noisy-le-Sec.