MARIE MAERTENS
( journalist, art critic, independent curator )
_______________________________________________________________

 

Julia Cottin
_______________________________________________________________


« Mon travail est dans le temps, le simulacre et le mimétisme »

Marie Maertens : Comment as-tu conçu les dessins de cette exposition ?

Julia Cottin : Je les ai réalisés au cours d’une résidence de cinq mois à Dar al-Ma’mûn, à Marrakech [Maroc]. Ils s’inscrivent dans la continuité de dessins d’études inspirés par l’architecture des régimes totalitaires du XXe siècle : l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie ou l’Union soviétique stalinienne. Ces régimes ont donné une grande importance à l’architecture et, malgré leurs différences, ont pu aboutir à des conceptions très comparables. Sur la base d’images d’archives trouvées sur Internet, je dessine avec de l’encre de chine et des pigments sur papier, car ces matériaux sont en opposition au sujet et aux formes massives des bâtiments qui occupent la totalité de l’espace de la feuille. Ces dessins d’études sont une manière de m’approprier les formes pour mieux en détourner le sens et porter une critique sur la standardisation de l’architecture et son expression politique. En voyageant au Maroc, j’ai notamment été fascinée par Casablanca, qui était un véritable laboratoire d’expériences de l’habitat de la première moitié du XXe siècle. Je me suis particulièrement intéressée aux habitats sociaux des années 50 conçus sous protectorat français. La luminosité de cette ville m’a conduit à dessiner ces bâtiments par l’ombre qu’ils dégageaient, comme si la lumière dévorait et déconstruisait tout le reste.

Quel est le lien de la sculpture Maaraka al-shawkat avec les œuvres sur papier ?

Je pratique le dessin depuis longtemps, mais je suis surtout sculpteur. La sculpture vient perturber l’espace fermé des dessins. Elle parle de territoire, de défense. Sa forme émane des épines d’acacias du désert, qui servent à construire des clôtures au Maroc, à la fois en limite et en défense. Je me suis inspirée directement des épines d’acacias dans leur architecture naturelle, puis j’ai tenté de trouver des solutions plastiques pour que cette branche lévite sur cinq points d'appui. Ainsi est-elle à la fois fragile et agressive.

Tu crées aussi un trompe-l’œil, car le matériau et la forme évoquent les défenses des éléphants alors que c’est du bois décoloré à l’eau oxygénée…

Oui, je me suis procurée un chêne courbe que j’ai traité de la même façon que mes lavis, c’est-à-dire en mélangeant des pigments trouvés dans les souks avec de l’encre de Chine. J’ai sculpté les épines dans du frêne et du hêtre, car ce sont des bois clairs, puis retiré leur tanin avec un mélange constitué d’eau oxygénée et d’alcalie. Je n’avais pas envie que le bois soit reconnu immédiatement, mais que ce volume suscite l’interrogation.

Travailles-tu parfois d’après des objets trouvés ? Je pense notamment à Retour du musée (2006), un assemblage de tronçons de bois.

Non. Pour l’instant, ma pratique de la sculpture se développe autour de gestes simples (tailler, découper, assembler, empiler…) et opère sur le bois comme matériau de prédilection. Ma source d’étude étant l’architecture, à travers ses symboles, comme la colonne, et ses archétypes, tels les monuments aux morts. Ces derniers sont omniprésents dans les villages de France, mais m’apparaissent totalement désuets aujourd’hui. Pour glorifier la mémoire des combattants, les communes réservaient sur catalogue, selon leur budget, des monuments constitués de socles empilés. Ensuite, ceux-ci divulguaient souvent des messages horrifiants comme pro patria… J’ai repris les codes du monument le plus répandu, de type obélisque, et l’ai taillé à la tronçonneuse. La sculpture finale est l’empilement du monument sur une palette.

Au hasard ou est-ce un acte très réfléchi ?

Mon travail est dans le temps, le simulacre et le mimétisme. Les Prétendants [2009], qui suggèrent des troncs de palmiers brûlés posés au sol, sont en réalité des poutres en chêne sur lesquelles j’ai dessiné la peau des palmiers avec une disqueuse. La Forêt de Juma [2010], composée de treize colonnes sculptées dans des troncs d’arbres, se présente comme un soutien factice du plafond. J’ai conservé les éléments propres à la composition d’une colonne : base, fût, chapiteau. Mais ce vocabulaire de l’architecture classique est destitué par la répartition aléatoire des segments verticaux, par leur fabrication brute ainsi que par la fonction symbolique qui leur est donnée. Traditionnellement rattachée, dans l’histoire de l’architecture, à un rôle de soutien monumental et à un symbole souvent académique de l’élévation, la colonne prend ici une allure d’étai, la valeur d’un élément de chantier qui supporte temporairement une charge.

Cette pièce revêt pourtant une dimension religieuse et contemplative, comme si le spectateur pénétrait dans un temple primitif…

Je me suis inspirée des colonnes romanes et musulmanes, présentes dans les mosquées, notamment en Ouzbékistan, ou à Cordoue, en Espagne. Je me représente la forêt comme un lieu de la nature sauvage, un espace propice à l’imaginaire et au parcours initiatique, également un lieu-refuge hors du contrôle social. C’était, au Moyen Âge, un repaire de brigands et de parias en Europe du Nord... Cette sculpture est l’inscription d’un espace naturel dans un espace construit, la rencontre du monde occidental et du monde oriental, le pouvoir renversé soutenu par une topographie naturaliste qui est contrebalancée par une dimension pragmatique, à savoir l’équilibre des forces, la résistance du matériau et l’échelle humaine.

Ce travail fait aussi penser à l’expressionisme allemand, notamment à Ernst Ludwig Kirchner qui a réalisé des gravures sur bois, influencé par les sculptures extra-européennes et les bois sculptés de Nouvelle-Guinée…

Ce n’est pas un artiste auquel je me suis référée. Je pense plutôt aux sculptures de Baselitz ou de Brancusi, qui est un des artistes les plus importants pour moi. Je pense aussi aux sculptures primitives africaines ou océaniennes, que je regarde beaucoup au musée du Louvre.

Cette omniprésence du bois témoigne-t-elle d’une préoccupation écologique ?

Absolument pas, car je me méfie beaucoup de cette dictature pseudo-écologiste qui règne sur notre société actuelle. J’utilise le bois parce que c’est un matériau qui m’est familier et demeure propre à mon histoire, mais je songe aujourd’hui à travailler le béton, que j’ai expérimenté au Maroc.

Entretien réalisé le 26 novembre 2011

« Noir sous les ongles », du 24 novembre au 20 décembre 2011, Galerie Eva Hober.