MARIE MAERTENS
( journalist, art critic, independent curator )
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Jean Luc Blanc
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« Certains consomment le cinéma comme un plaisir épuisé si l’on connaît les tenants et les aboutissants narratifs. »
Marie Maertens : Vous partez toujours pour vos tableaux d’images pré-existantes, avec le paradoxe de ne pas utiliser d’ordinateur, donc d’accès à Internet, aujourd’hui fournisseur par essence de visuels…
Jean-Luc Blanc : Justement, c’est trop vertigineux. Je ne collecte pas dans le gimmick de la recherche numérisée. J’aime avoir un choix plus restreint et que l’image soit trouvée, perdue ou qu’elle ait subie un accident. Je ne suis pas un décollagiste, mais lorsqu’il s’agit d’une affiche, j’observe jusqu’à quel point elle va se soustraire du mur, me résister, puis se donner à moi. J’ai des approches inappropriées par rapport à la qualité de l’image, qui serait plus évidente si je cherchais au bon endroit. Mais le fait qu’elle apparaisse dans un lieu où je ne l’attendais pas, confère un effet de surprise. Auparavant, j’avais une source iconographique presque intarissable, qui provenait de magazines populaires conservés par un coiffeur de l’arrière-pays niçois. J’ai fait le plein d’images pour plusieurs vies et les archive longtemps afin d’aller y piocher. Elles ne sont pas toutes utilisables en peinture car parfois non traduisibles, mais alimentent plusieurs types d’approche que je peux avoir dans mon travail. Certaines m’interrogent, me troublent ou m’amusent et me permettent d‘élaborer des dessins très différents, tout en m’inspirant de leur témoignage, en trouvant une équivalence plastique. Pour jouer sur la distance, je laisse aussi des amis exercer une sélection correspondant à l’idée qu’ils se font des reproductions susceptibles de m’intéresser. Je peux m’accomplir à réaliser ces images, car il y a toujours le premier moment dans cette entreprise : celui de la surprise et de l’interrogation. L’image demeure un mystère par rapport à ce qu’elle énonce.
Il y aussi chez vous un autre mode de réappropriation, qui est celui de retoucher bien après vos propres tableaux…
Oui, les gens n’en ont pas encore l’habitude dans les musées… mais quand j’accroche d’anciens travaux et les pose aux côtés de plus récents, je peux me permettre très librement de les assortir. C’est comme un repenti de dernière minute, tout en étant une façon de nier provisoirement le temps qui passe.
Cela pose la question de l’achèvement de l’œuvre…
C’est un problème auquel je me confronte. Il faudrait que la peinture me dise : « Ca y est » !... mais c’est un moment qui m’arrive assez peu. J’ai souvent davantage l’impression de ne pas résoudre le défi que je me lance en ayant une idée bien précise de ce que devrait offrir l’image. Sachant que je travaille dans des règles qui ne sont pas très orthodoxes ou dans des conditions inappropriées. Par exemple, je m’éclaire volontairement assez mal et chaque jour différemment, donc cela change le degré de finissage. Avec l’huile, beaucoup de paramètres évoluent, donc je me laisse cette liberté d’intervenir, comme des retouches maquillage qui seraient effectuées au dernier moment sur un plateau-cinéma. Mes peintures sont ainsi plus vivantes, non figées à tout jamais, comme une photo glacée peut l’être.
Pour autant, vous employez une pâte assez légère. Donc ça n’est pas au niveau de la matière que vous insistez sur la propriété de la peinture…
C’est vrai, mais je peux poncer aussi, ce qui confère comme un lien de famille entre ces visages. Ils sont tous typés dans une époque, même si j’essaie de rester flou, mais le fait de les poncer les place dans une ère de parenté, par rapport à la photographie par exemple. Poncer est intéressant car permet de ramener à la surface ce qui illusionne la profondeur. Dans la construction aussi, j’essaie de comprendre l’en deçà de l’image, de ce qu’elle me dit et ce qu’elle représente, son squelette.
Quand vous parlez de squelette, vous posez aussi la question de la représentation et de ce que vous offrez au spectateur. D’ailleurs, vous restez assez énigmatique sur vos œuvres, en disant qu’il n’y a rien à comprendre !
Le même piège nous arrive peut-être à tous. Face à un miroir ou des prismes de miroir, ce trouble demeure toujours entre savoir si c’est une image ou une présence immobile. J’ai toujours été sensible aux gens dont je découvrais le reflet, cette image illusoire, dans un premier temps et j’aime le dispositif du film Profondo Rosso de Dario Argento, qui est un remake de Blow-Up d’Antonioni. Quand on voit le film pour la première fois, on a l’assassin dans le champ, mais par rapport au contexte, on pense que ce reflet est un tableau, au milieu de toiles très grimées et outrancielles. L’énigme est résolue à la fin, quand on reconnaît le miroir vide du reflet de l’assassin, et l’on comprend que l’ombre n’était autre que celle de la mère criminelle… Je recherche cet entre-deux, ce basculement…
Parmi d’autres réalisateurs que vous aimez, vous citez Marguerite Duras, Alain Resnais ou Andreï Tarkovski… aux rythmes assez lents. N’est-ce pas une manière pour vous de permettre à votre imaginaire et à la rêverie de fonctionner davantage que lorsque l’action est très vive ?
A la rêverie et au fait de projeter ses propres images avant de se confronter à ce que propose le réalisateur. Souvent, j’écoute les films, puis les regarde dans un second temps. C’est à la fois une façon de les réactualiser, car le son vieillit moins que les images, tout en faisant durer le plaisir avant de voir enfin le film, car je le fais tourner dans toutes les langues étrangères. Le fait de n’être pas circonscrit par ce qui nous est donné à voir permet d’avoir des équivalences-images, jusqu’au jour où je prends le temps de m’asseoir. Certains consomment le cinéma comme un plaisir épuisé si l’on connaît les tenants et les aboutissants narratifs. Même si cela y participe, un film dépasse la simple adaptation d’une action ou d’un contexte, qui est de l’association entre images et sons. Les cinéastes que je cite, Marguerite Duras, Jean-Luc Godard ou Jean-Marie Straub, ont souvent opéré une disjonction entre ce qui donné à voir et ce qui est porté par les mots à l’écran.
De toujours employer des images trouvées, était-ce aussi une façon de placer le médium de la peinture dans des problématiques plus contemporaines ? A la Villa Arson, vous avez d’ailleurs au départ réalisé des travaux plutôt d’ordre minimal…
Je me suis inscrit à la Villa Arson dans le but de préparer La Fémis, car, à l’époque, j’avais vu Le Camion de Marguerite Duras. J’aimais cette façon de décrire ce que nous ne voyons pas et de construire un film simplement en lisant un scénario, afin que le spectateur se fasse ses propres représentations. Je connaissais aussi le rapport à l’image qu’avait Jean-Luc Godard, lors de l’élaboration de ses scénarios, et j’ai pensé que les images existantes pouvaient jouer des micro-scénarios. Au départ, je dessinais des objets, puis mes feuilles blanches se sont densifiées avec un contexte. Comme dans les enluminures, on regarde au plus près et il se passe comme une révélation de l’information, car la première lettre laisse entendre la suite. Le dessin est très spontané et induit une forme de nervosité dans son ébauche et même quand on découpe des images, on est très connecté par rapport à ce qu’elles nous disent. Mais la peinture ajoute un tout autre état, sur lequel je ne pourrais pas mettre de mot. Dans un catalogue d’Elaine Sturtevant, une citation, elle-même réappropriation, disait que la peinture était dangereuse. Je ne trouve pas de meilleure désignation qu’une mise en danger par l’image, quand on passe dans l’acte de peindre. Même si c’est un danger relatif…
Vos peintures sont-elles réalisées dans un rythme lent ?
Certains peuvent être conçues très vite, d’autres durer éternellement, ou encore se détruire. Des choses disparaissent ou sont stockées. Cela m’arrive de crever la toile, que le tableau soit abîmé ou marqué, comme quelqu’un ayant traversé des épreuves ou des coups, mais je continue. Je ne m’interdis pas d’avoir des gestes criminels, accidentés, qui ne sont pas réparés. Une image un peu griffée, comme nous le sommes tous, ne fait que révéler la supercherie. Ce n’est pas dans l’ordre de Luciano Fontana, qui nous a appris à regarder dans l’interstice de la toile pour arriver à une espèce de vide. Mon geste sature le support et l’épuise totalement, le crève.
On a beaucoup parlé dans votre travail du côté fantomatique et énigmatique. Mais n’y a-t-il pas aussi un questionnement de l’ordre du religieux ? Vos portraits, en étant décontextualisés, me font penser à des icônes…
Le visage est un mystère assez fascinant. Le portrait est un moment dans lequel j’arrête le temps et je peux alors me concentrer sur ce qu’est un sourire… Les icônes religieuses, si on remonte aux touts débuts, recelaient un vocabulaire de formes récurrentes, très stylisées et de l’ordre d’une certaine loi, qui nous dépasse aujourd’hui, à moins d’être un exégète de l’histoire de l’art. Participant de la définition de notre civilisation judéo-chrétienne, ces images essayaient de nous convaincre, de nous résoudre ou de nous faire approcher le mystère de la grâce et de l’incarnation. Cela se perpétue aujourd’hui dans des supports aussi triviaux que ceux de la publicité, prolongation dans l’efficacité de l’image à nous raconter des choses ou à créer des désirs. La position des grandes publicités incurvées dans le métro rappelle même les représentations dans les basiliques. Tout comme au cinéma, on n’est jamais à la hauteur du personnage, mais soit dans la déformation, soit dans la contre-plongée. Ce qui me plaît dans la publicité est l’emploi du lapsus, même s’il est aujourd’hui plus subtil, alors que des années 1940 jusqu’en 1970, la pub était un peu simpliste et les non-dits révélés par l’image étaient savoureux.
Justement, certaines de vos images sont drôles… Et vous êtes très proche de Michel Blazy, dans lequel on dénote aussi cet humour, donc est-ce qu’on ne prend pas les choses trop au sérieux dans votre travail ? Parfois ne voudriez-vous pas paraphraser Frank Stella, avec « Ce que vous voyez est ce que vous voyez » ?
Il y a ça, mais ce que l’on croit voir n’est pas ce qui nous est soumis. Il faut s’engouffrer, dans cet entre-deux, où le mot est restrictif car il a une précision, une résonnance et une étymologie. Il désigne. Même si chacun se représente ce qui correspond au mot, je suis toujours surpris de constater que chacun va observer des choses différentes, pour les mêmes images ou le même environnement. Parfois, personne ne peut s’accorder face à une représentation et on demeure face à ce mystère non cerné. Comme chez Edgar Poe, avec cette énigme de la lettre posée sur une cheminée que personne ne voit, mais que tout le monde recherche… L’humour dans mon travail se situe dans le choix de ces reproductions incongrues, stéréotypées, ridicules ou qui appuient trop sur une chose. Elles sont aussi un peu criardes au niveau des couleurs, mais quand on regarde d’anciennes peintures restaurées, les tons étaient denses et pop.
Quand on a restauré la Chapelle Sixtine, les verts crus et les jaunes acides ont fait scandale, mais Michel-Ange avait employé ces tons à l’époque…
Oui, c’était osé et c’est peut-être mon goût. En art, il y aurait d’un côté l’art minimal, qui se poserait des questions essentielles et l’on va dire de la maturité, de l’autre, la séduction et le fashion du pop, même si c’est toujours, là où c’est drôle, en regard critique.
Quand vous êtes sorti de la Villa Arson, c’était aussi l’époque de la Figuration Libre. Vous vous y êtes radicalement opposé ?
C’était la fin de ce mouvement, car je suis sorti en 1990. Mais d’une certaine façon, je dois lui être reconnaissant car je ne suis pas issu d’un milieu culturellement installé dans le réseau de l’art contemporain et le fait qu’il y ait eu la ruée vers l’art rendait accessible la chose. Ensuite, et pour m’y être un peu frotté dans la réalisation, je pense que c’était peut-être sain qu’il y ait eu des réactions à des mouvements comme Supports/Surfaces que j’estime et dont je trouve les problématiques justes et callées. Pour autant, j’en vois les impasses par épuisement, et l’on doit toujours partir sur une autre vague pour visiter de nouveaux territoires. C’est générationnel. Mais la Figuration Libre n’a pas donné en France de grandes œuvres. En réaction, mes premiers dessins s’imposaient un dispositif pauvre, même si j’ai plutôt été influencé par les artistes américains que j’ai pu voir à la Villa Arson, comme Jim Shaw, Raymond Pettibon ou Paul McCarthy. Quelque chose pouvait s’apparenter aux problématiques de Robert Combas et des autres, mais dans une culture et une agressivité différentes et plastiquement une tenue qui me semblait plus subtile et en même temps plus bestiale. Un dessin de McCarthy demeure d’une grande violence et sans aucune concession au bon goût.
Le critique Alexis Vaillant a écrit que lorsque vous êtes arrivé à Paris, vous aimiez être masqué dans les rues de la capitale... Je ne sais pas si c’est vrai, mais l’on voit dans vos tableaux des personnages masqués et cela me rappelle ce qu’écrit Gaston Bachelard dans Le Droit de rêver. Il y différencie le masque que l’on peut porter dans les carnavals ou cérémonies rituelles, qui permet à notre visage caché de demeurer naturel, et l’absence de masque qui entraîne un simulacre d’autant plus grand que l’on vit toujours par rapport aux autres et pour les autres…
Oui, je suis très conscient des différents camouflages… et quel est le comble du masque ? C’est d’avancer masquer sans en avoir… Je m’y intéresse particulièrement pour les portraits, sans corps, que je réalise. Je tente à ce que la toile émerge d’une façon que le corps en soit déduit. L’expression se donne à voir par un corps absent, qui tiendrait debout. Dans la revue Acéphale, de Georges Bataille, André Masson avait dessiné un homme sans tête tenant un poignard. Dans cette désapartenance que l’on a de notre part animale, l’homme se coupe de sa nature, masquée par les cosmétiques de la morale et des conventions. Pour moi, le fait de ne montrer qu’un visage, sans le corps qui le sous-tend, mais tout en le faisant sentir, est l’enjeu de ce que je mets en place quand je décide de faire une toile. Je réalise aussi des portraits pour essayer de comprendre ce qui se passe chez le spectateur qui le regarde. L’autre qui regarde l’autre, c’est-à-dire moi-même ou vous-même, car c’est complètement réversible comme façon de percevoir les échanges. Cela peut paraître grandiloquent au vu de ce que je soumets et la farce se glisse peut-être aussi à ce niveau-là. Je propose des représentations qui paraissent très simples, liées à la culture pop, un peu déstabilisantes ou oniriques. J’y mets autre chose, mais par politesse et délicatesse, je le fais par des images inappropriées et qui peuvent être de fausses pistes. C’est là, le piège !... L’évidence est la fausse piste.
Marie Maertens
Interview réalisée en juillet 2012 et traduite en anglais, dans une version écourtée, pour Annual Magazine.