MARIE MAERTENS
( journalist, art critic, independent curator )
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Alexandre Singh
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« Devant Sex and the City, je n’arrête pas de faire fonctionner mon cerveau et cette série dit notamment quelque chose de très intéressant sur les attentes romantiques, d’une façon existentielle, de la bourgeoisie américaine. C’est aussi important, quand on s’intéresse à l’idée du romantisme, que d’écouter Claude Debussy. »
Alexandre Singh est né à Bordeaux, a grandi à Manchester, étudié à Oxford et vit à New York depuis plus de dix ans, tout en travaillant en Europe… Même s’il ne se sent pas appartenir à une culture plutôt qu’à une autre, il pencherait plutôt vers l’Europe, car « les Européens partagent une connaissance qui revient aux Grecs »… Ce que l’on peut percevoir dans la pièce The Humans, programmée au Festival d’Avignon cet été.
Marie Maertens : Six bronzes, issus de la pièce de théâtre The Humans, avaient été présentés en 2013 à la Fondation Ricard, pour l’exposition « La vie matérielle » et le projet, dans un plus grand ensemble, est actuellement exposé à la galerie Sprüth Magers, de Londres. Pouvez-vous revenir sur les différentes étapes de cette œuvre ?
Alexandre Singh : J’avais en effet exposé chez Ricard six sculptures en bronze dérivées de cette pièce de théâtre qui a déjà été diffusée à Rotterdam, en septembre 2013, puis à New York. Dans le style d’Aristophane ou de Molière, c’est une pièce assez fantasmagorique avec un chœur grec, des chansons, des danses et une histoire qui raconte la création du monde, sur un fond satirique, même si c’est une comédie… Partant de la chute de l’Homme, le script est le renversement de l’archétype car, normalement, cette action découle d’un choix. Par exemple dans La Bible, Eve décide de manger le fruit quand, dans la mythologie grecque, Pandore ouvre le vase contenant les maux des hommes. Ma pièce raconte comment le désir rentre dans le monde car un être humain commence à avoir faim et, par conséquent, défèque pour la première fois. Après, cette chute de l’homme, les chœurs se mettent à porter des masques, dans un registre comique gréco-romain traditionnel, tout en étant très inspirés par le travail d’Honoré Daumier, qui a une grande influence sur les aspects visuels de la pièce. Chaque membre du chœur devient un individu pour lesquels j’ai conçu des masques, dont nous avons aussi tiré des bronzes.
D’un fond satirique, vous penchez même vers un côté franchement burlesque, par exemple avec l’apparition de Nesquik…
La pièce est composée de personnages comme Charles Ray, qui fait penser à l’artiste américain du même nom, le magicien Prospero, issu de La Tempête de Shakespeare, ou Sarastro, inspiré de La Flûte enchantée de Mozart. Il est en conflit avec le lapin Nesquik qui s’appelle N ou La femme chocolat… et revêt de nombreux titres mais c’est un personnage muet qui ne communique qu’à travers la danse. Certains d’entre eux considèrent que la création du monde serait une grave erreur qui entraînerait une grande souffrance donc essaient de l’en empêcher. S’ensuivent des situations inattendues même si, au final, on arrive, par hasard, à un monde qui se révèle très proche du nôtre. La moitié des blagues est scatologique et l’autre porte sur la philosophie occidentale. Beaucoup sont également dans le registre des jeux de mots grammaticaux. C’est comique et léger, dans le style de Woody Allen.
Dans de précédentes interviews, vous avez souvent parlé de Woody Allen, mais aussi de la série Sex and the City, sur laquelle vous avez travaillé. Vous cultivez donc autant des références à la culture populaire qu’à la littérature ancienne…
Je ne fais pas de différence entre la Low et la High Culture, car souvent la culture des élites d’aujourd’hui correspond à celle qui était populaire dans le passé. Comme tout le monde, je lis, je regarde des films et des séries américaines, mais la différence est que lorsque je perds des heures devant Grey’s Anatomy, j’essaye de le justifier par une pièce ! Devant Sex and the City, je n’arrête pas de faire fonctionner mon cerveau et cette série dit notamment quelque chose de très intéressant sur les attentes romantiques, d’une façon existentielle, de la bourgeoisie américaine. C’est aussi important, quand on s’intéresse à l’idée du romantisme, que d’écouter Claude Debussy. En revanche, je suis beaucoup plus classique dans mes goûts littéraires. J’adore la littérature gréco-romaine et celle des XVI, XVII et XVIIIe siècles. Mais sans s’épancher sur l’idée romantique, parfois associée à la figure de l’artiste que je trouve beaucoup trop mélodramatique, le romantisme s’adresse à l’amour qui demeure l’une des grandes quêtes de chaque être humain, même si c’est parfois un leurre…
« D’ailleurs, mes œuvres favorites sont celles que je n’ai jamais vues. Il n’est même pas très important de les connaître en réalité. »
Revenons aux objets, j’ai lu que vous les trouviez « capricieux, idiots, hypocrites »… Les objets vous perturbent-il ?
L’objet ne contient rien et n’est habité que par la pensée de l’être humain qui l’observe, de telle façon qu’un objet est pénible à gérer car il faut le transporter ou le préserver. A plusieurs moments de nos vies, on trouve que l’on en possède trop, alors on les jette, puis on passe des années à en racheter. Cela m’évoque aussi les tombeaux égyptiens, qui étaient remplis d’amulettes et autres pour l’au-delà. A l’inverse, un roman n’est pas un objet, même si on l’aime et qu’on en possède une édition originale, car il n’existe que dans notre imagination, tout comme l’art contemporain. D’ailleurs, mes œuvres favorites sont celles que je n’ai jamais vues. Il n’est même pas très important de les connaître en réalité.
Pouvez-vous pousser cette démonstration jusqu’à lire la légende d’une œuvre et vous l’imaginer, sans même en voir une reproduction ?
Exactement et l’un de mes artistes Français préférés est Yves Klein. On n’est jamais obligé de voir ses œuvres et la plupart de ses peintures sont un peu identiques. C’était un grand conteur qui s’inscrivait dans la fable. Il travaillait sur l’immatériel et communiquait ses pensées à travers des diatribes à la fois mystérieuses et attachantes, parfois de manière un peu ridicule, mais très sensationnelles. Il était un YBA avant que cela n’existe, avec tous les aspects contradictoires de ces artistes anglo-saxons. Yves Klein, c’est comme Jonathan Swift, cet écrivain et essayiste du XVIIIe siècle, ou Alexander Pope, poète anglais de la même époque qui tous deux travaillaient sur le roman, mais aussi sur le contexte social, ou encore Monsieur Marcel Proust. L’œuvre de ce dernier ne se résume pas à ses livres, car sa vie y rentrait totalement.
Quels autres écrivains appréciez-vous ?
Pour moi, le noyau de la littérature occidentale se situe dans la tradition de Cervantes, Rabelais, Les Mille et une nuits, Le Décaméron de Jean Boccace, qui vient du burlesque classique, mais aussi Juvénal, poète satirique romain, Aristophane, Lucian, pamphlétaire grec, Virgile ou Homère… J’aime beaucoup aussi Oscar Wilde et, dans les contemporains, Benjamin Hale, un jeune américain né en 1983 qui a écrit The Evolution of Bruno Littlemore, un livre très inventif racontant l’histoire d’un chimpanzé qui devient conscient et apprend à parler.
Interview réalisée en mars 2014.
Crédit Photo : Stephen White.
Exposition The Humans, galerie Sprüth Magers, London, jusqu’au 29 mars.
A venir : La pièce The Human sera programmée au Festival d’Avignon cet été.