MARIE MAERTENS
( journalist, art critic, independent curator )
_______________________________________________________________

 

Aurélien Porte
_______________________________________________________________


« En général, je construis mentalement une œuvre très précise, que je ne réaliserai jamais, car inutile. »

Marie Maertens : Comment es-tu venu à la peinture ? J’ai lu que tu avais été influencé par les « petits maîtres du XVIIIe ». Est-ce vrai ? En regardant ton travail, je pensais aussi au symbolisme belge…

Aurélien Porte : J’ai commencé à faire de la peinture de manière assez naïve, sans trop connaître l’histoire de l’art. Ce qui était finalement un moment très agréable. Puis j’ai découvert, durant mes études aux Beaux-Arts, une histoire, certes intéressante, mais parfois incroyablement pesante. Je n’ai jamais vraiment trouvé de pères. Tout avait un potentiel, un intérêt, comme des outils que l’on s’approprie. Le premier livre sur l’art que l’on m’a offert s’intitulait L’Art de A à Z, genre de livres qui regroupe par ordre alphabétique des œuvres de toutes époques et de tous genres avec quelques lignes expliquant le travail de l’artiste. D’un point de vue théorique, les vis-à-vis entre des œuvres, qui n’ont a priori rien à voir, m’ont plu dans ce livre. Notre imagination peut toujours arriver à associer des éléments différents à première vue. J’aime faire confiance à mon imagination et avoir cette deuxième lecture plus personnelle et savante de l’histoire de l’art. Il y a, par exemple, cette peinture de Stefano di Giovanni, dit il Sassetta : Le Bienheureux Ranieri délivre les pauvres d’une prison de Florence. Je ne vais pas la décrire, mais, tout d’abord, j’ai eu le sentiment de regarder une planche de comics Marvel – avec ce moine volant – dans une composition abstraite des années 1960. Par analogie, j’ai compris que ce qui me fascinait tant était le sujet : des prisonniers demandant de l’aide auprès d’une personne digne de croyance, à la manière des habitants de Gotham City lorsqu’ils projettent dans le ciel l’image d’une chauve-souris.
L’homme, à différents niveaux, a toujours eu besoin de croire à quelque chose qui pouvait le sauver et d’humaniser tout ce qui l’entoure. Depuis les civilisations primitives jusqu’à maintenant, les éléments naturels (ciel, mer, soleil, forêt…) ainsi que les animaux (condor, lion, loup, serpent…) ont eu droit à de nombreux caractères et sentiments humains. Cette idée, je la retrouve dans L’Allégorie de la prudence de Titien où des consciences sont associées à des animaux : la mémoire pour le loup, l’intelligence pour le lion et la prévoyance pour le chien. Toutes ces questions me ramènent souvent à regarder les œuvres dites primitives voire brutes. Pour revenir à ta question, je ne crois pas avoir déjà parlé des petits maîtres du XVIIIe, car, mis à part Goya, je ne saurais te donner un nom, ni te décrire une peinture. Quant au symbolisme belge, j’aime cette idée d’état d’âme, d’une vision non rationnelle de notre histoire et, par cela même, les directions occultes. Je ne souhaite pas représenter les états d’âme, mais seulement m’en servir et les comprendre comme un moteur de production. Par exemple, il y a des jours où je m’ennuie et ce n’est pas dans la culture que je trouve une activité. C’est dans la question de comment l’ennui peut devenir un moment productif autant que lorsque je me sens inspiré et motivé.

Peux-tu me parler de We Are the Painters ?

Il s’agit d’un projet cofondé avec Nicolas Beaumelle en 2004. Bien avant d’avoir défini ce nom, nous avions envie de travailler ensemble. Nous avons suivi le même cursus aux Beaux-Arts de Nantes, puis sommes partis en échange à Glasgow. C’est là-bas, et plus précisément à Cove Park, que nous avons réalisé notre première vidéo, Paint For Sheep. Même si Nicolas a également son propre travail, dès le départ, nous souhaitions que cette collaboration soit active et productive. Nous agissons puis nous voyons ; les a priori et tabous ne perturbent jamais nos discussions. D’autre part, nous n’avons jamais cherché la complication, la peinture doit se faire. C’est pourquoi des sujets comme le paysage ou le portrait restent omniprésents. Avec ce nom, WATP, on se positionne comme des peintres qui peuvent aussi bien faire des photos, des affiches, des vidéos, des sculptures et des peintures. Nous produisons assez peu sur une année, car Nicolas habite à Bruxelles et moi à Paris ; nous essayons d’avoir quatre à cinq sessions par an. La session la plus longue est celle du mois d’août où nous nous retrouvons dans une maison de l’arrière-pays niçois. Il y a cette phrase que j’ai déjà utilisée à propos de WATP, qui pourrait, il me semble, condenser tout ce que je viens de dire ou ce que j’aurais pu dire : l’expérience forge le travail, le temps nourrit la réflexion et la coopération force le respect.

Est-ce que l’emploi à la fois de formes minimales et de références plus gothiques et trash représente une forme de liberté, ou encore un refus d’être classifié ?

Je ne crois pas que ce soit une forme de liberté, c’est juste une part d’inconscient remplie d’informations, toutes disposées sur une même étagère. Pour parler régulièrement avec Florian et Michaël Quistrebert et Nicolas Roggy, il me semble que nous avons nos propres étagères avec des éléments en commun. Reste à savoir si ce que tu entends par refus n’est pas simplement un questionnement très actuel sur la façon de créer…

Que l’on trouve aussi aux États-Unis avec un lien plus présent entre la high and low culture. Te sens-tu proche de certains Américains ?

Évidemment, des artistes comme Jim Shaw ou Mike Kelley m’ont très vite intéressé. J’aime cette idée de confronter, sur le même niveau, différentes références, de ne pas être seulement dans des recherches esthétiques mais de prendre aussi en compte tout ce qui peut avoir une valeur référentielle sans jugement de goût. La série des Thrift Store Paintings de Jim Shaw me plaît vraiment, car elle pose ces questions liées à l’amateurisme, au mauvais goût. Il y a aussi cette idée de la réappropriation et de la disparition de son propre geste pictural, qui est assez proche du ready-made finalement.

Pour réaliser tes œuvres, te mets-tu dans l’imaginaire romantique d’un état d’âme particulier ?

Je ne suis ni vraiment soigneux ni complètement « crade ». J’ai l’habitude de travailler assez rapidement et de faire des choix après. Je passe beaucoup de temps allongé à réfléchir. À trouver un contexte, une cohérence dans l’ensemble. En général, je construis mentalement une œuvre très précise, que je ne réaliserai jamais, car inutile. Cela me permets tout de même de faire différents essais autour de cette idée, de la déconstruire en quelque sorte. Comme je travaille et j’habite dans le même appartement, j’ai un peu perdu la notion du travail d’atelier. Je travaille un peu tout le temps sans vraiment avoir d’horaires. J’alterne entre faire un peu de peinture, lancer une machine, sortir le chien, dessiner, lire, faire la vaisselle, regarder la télé, refaire de la peinture, ressortir le chien, écouter de la musique, bricoler deux ou trois trucs… Je travaille quand même plus le soir, car je n’ai que ça à faire.

Ta dernière exposition, à la New Galerie, à Paris, témoigne-t-elle d’une évolution dans ton travail ?

Je la vois plus comme un prolongement, car cela faisait plus d’un an que j’avais cette idée de bas-reliefs. J’avais réalisé, ces derniers temps, plusieurs œuvres avec du texte comme ces grandes toiles dans lesquelles se trouvent des combinaisons de mots que je souhaitais retravailler avec la pierre. En réalisant ces bas-reliefs, je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas passer à autre chose, être perturbé par d’autres œuvres. Seules ces petites peintures de la série Silent Witnesses, [dont une a été réalisée il y a deux ans et les autres pour l’exposition] pouvaient supporter la confrontation. J’avais envie qu’il y ait trois éléments différents dans cette exposition : nous, la pierre et des animaux. Après, viennent la lumière, la mémoire, la mise en ordre, la méditation et la prière pour les branches. Thus Spoke the Silence… devait invoquer des paroles. Mes paroles, les nôtres, celles de la pierre ou de ces animaux. Un texte sculpté dans une pierre possède une aura ; il impose le silence, soit par le recueillement, soit par la recherche de signification. Il flotte…

VOIS DANS L’ARBRE LE FEU S’ÉTEINDRE DANS LA TERRE
VOIS DANS CES REFLETS LES TÉMOINS SILENCIEUX DE NOTRE MANQUE
VOIS DANS SON REGARD LES ÉTOILES BRILLER DE JALOUSIE
VOIS DANS NOTRE SILENCE L’ASCENCION PREMIÈRE

Entretien réalisé en décembre 2012.